Pascal Bruckner, La Tentation de l’innocence, Paris : Grasset & Fasquelle, 1995, Prix médicis de l'essai
La vie est une fête ; reste comme tu es ; dur, dur d’être un adulte ; le bébé est roi ; ne me jugez pas ou je veux être jeune toute ma vie ! Si ces phrases toutes faites sont le fondement de votre vie, votre modèle ou tout simplement celle que vous écrivez à longueur de journée sur votre mur Facebook, alors La Tentation de l’innocence de Pascal Bruckner est le livre qui vous renvoie votre image en plaine tête ! Lisez-le ça vous fera donc du bien !
Après s’être attaqué à différents sujets comme la Mélancoliedémocratique (Seuil, 1990) ou la beauté, dans des essais ou par le biais de romans, comme dans Les voleurs de beauté, une nouvelle fois l’auteur de Lunes de fiel s’attaque à un sujet essentiel pour décrire et comprendre notre société occidentale moderne. Comme dans Le Sanglot de l’Homme blanc, en vrai philosophe Pascal Bruckner perçoit les tendances, les défauts, les contradictions de nos sociétés. Le plus intéressant est de constater que nombre des thèmes développés, écrits entre 1993 et 1995, ont littéralement explosés dans les années 2000. Pascal Bruckner a vu juste, en revanche on ne l’a pas écouté. Bien entendu il n’est pas le seul à avoir abordé le thème de la nouvelle irresponsabilité de l’individu, et il s’appuie avec brio sur d’autres études philosophiques et sociologiques (ses références ont été pour moi une vraie révision des auteurs de pensée politique étudiés à l’université), mais il en fait une très belle synthèse, qui a l’avantage d’être relativement concise, claire et abordable. La simple énumération de certains titres de chapitres vous laissera vous faire une idée de l’orientation du livre et de la critique exposée : 1e partie « Le bébé est-il l’avenir de l’homme ? », chapitre 1er « L’individu vainqueur ou le sacre du roi Poussière », 2e partie « Une soif de persécution », chapitre 4 « L’élection par la souffrance », un chapitre primordial, et 3e partie « La concurrence victimaire », chapitre 6 « l’innocence du bourreau ».
Toutefois on note que l’essentiel est dit dans les quatre premiers chapitres. En philosophe Bruckner amène doucement son sujet dans le premier chapitre en soulignant l’influence de la pensée de Rousseau sur le règne de l’individu (décidément un penseur de l’individu en même temps que de la structure holiste de la société), l’inventeur de l’ « intimité » — notamment à travers deux ouvrages fréquemment cités : Les rêveries du promeneur solitaire et bien sûr Les Confessions —, venant après Saint Augustin, l’inventeur de l’ « intériorité ». L’individu passant du jugement divin, quoiqu’il fasse, au jugement par les autres, par le monde et par l’Histoire. Face à cette difficulté de la modernité, il choisit l’innocence, l’enfance, l’irresponsabilité. Dans un prolongement de la pensée chrétienne, l’individu ne parvient pas à se détacher de l’idée de l’élévation du pauvre, de l’opprimé, érigé en modèle de vertu, en victime enviée. Les développements des quatre premiers chapitres sont brillants et, à mon sens, tout à fait pertinents, c’est pourquoi nous avons choisi d’en citer de nombreux passages (ci-dessous) qui témoigneront mieux que n’importe quel résumé, de la pensée de l’auteur.
Puis le propos se disperse un peu à partir du 5e chapitre, dans la deuxième partie. D’abord parce que celui-ci entend aborder le thème de l’innocence à travers le rapport homme-femme. Or il n’est rien de plus dur que cette relation-là qu’au fond personne n’a jamais maîtrisée et qui est le centre même de toute littérature, voire de tout art, voire de la vie, au moins au niveau individuel. Ceci n’empêche pas Pascal Bruckner d’avoir une analyse fine et élargie. Comme dans le chapitre 4 où la démonstration s’appuie notamment sur des faits juridiques, Pascal Bruckner se fondant notamment mais pas seulement sur l’analyste juridique spécialiste des Etats-Unis Laurent Cohen Tanuggi, le chapitre 5 recourt lui aussi à de nombreuses comparaisons avec l’Amérique du nord et les Etats-Unis, cette « démocratie juridique où le droit limite et encadre l’Etat » tandis que nous vivons dans une « démocratie politique centrée autour de l’Etat » (p.118). Et sans jamais tomber, me semble-t-il, ni dans l’anti-américanisme ni dans l’atlantisme à outrance, l’essayiste souligne la floraison du débat et des mouvements au pays de l’Oncle Sam tout en nous prévenant des dérives survenues que nous ferions mieux d’éviter. Ceci étant, le thème des relations entre les deux sexes étant ce qu’il est, on relève parfois quelques contradictions, même si Bruckner les nuance ; du moins peut-on noter que le propos est moins limpide. De la même façon, les chapitres 6 et 7, qui sont des condensés ou des allongements d’articles publiés dans la revue Esprit en 1993 perturbent un peu le lecteur et, même reliés au thème de l’ensemble de l’ouvrage, l’abordent de façon plus lointaine. Dans la « Concurrence victimaire », la 3e partie, il ne s’agit pas des dernières déclarations de Dieudonné ou de Mouloud Aounit et ses amis du MRAP (rappelons que l’ouvrage date de 1995), mais de la guerre en ex-Yougoslavie, et notamment de la propagande serbe. Sur ce point Pascal Bruckner fut un des intellectuels controversés dénonçant les actions serbes en Bosnie, Croatie, Albanie, etc. Ce sujet n’étant absolument pas notre spécialité, nous l’avons lu avec intérêt, mais moindre connaissance et référence. Enfin, ajoutons-le, le dernier chapitre souffre peut-être de quelques longueurs. Mais le temps ne faisant rien à l’affaire comme dirait Brassens, La Tentation de l’innocence est un livre majeur de réflexion sur des tendances, qui ne sont que des tendances mais qui parcourent les mentalités occidentales contemporaines et qu’on peut constater chaque jour, au travail, dans les journaux, dans nos discussions. Et pour cela Pascal Bruckner conserve toute notre estime, voyant en lui l’un des meilleurs penseurs français de ces dernières années.
Citations (à notre sens tout à fait essentielles):
- Dans la première partie « Le bébé est-il l’avenir de l’homme ? », deuxième chapitre : « Le réenchantement du monde », sous-titre : « La cocagne puérile » : p.83 : « Le triomphe du principe de plaisir fut la grande utopie des années 60 et nous vivons encore sur ce rêve. Comment limiter, tempérer cette fantasmagorie puérile qui proclame : tout est possible tout est permis. »
- Dans la première partie « Le bébé est-il l’avenir de l’homme ? », troisième chapitre : « Des adultes tous petits, petits », sous- titre : « Le bon sauvage à domicile », p88 : « L’anticolonialisme et son prolongement le tiers-mondisme se contenteront de renverser cette métaphore [celle du maître et de l’élève qui fut celle du colonialisme de civilisation des « races inférieures » (Jules Ferry)] sans la changer : ils confieront aux jeunes nations du Sud le soin de racheter les métropoles du Nord, ils feront des ex-colonisés le seul avenir spirituel des anciens colonisateurs. En obtenant leur indépendance les premiers offraient à leurs gouvernants d’antan la chance de retrouver leur âme. Il était donc dans l’intérêt de l’Occident matérialiste d’être fait prisonnier par ses propres barbares, de se régénérer dans le berceau de ces cultures qu’ils avaient opprimées. »
- Même partie, même chapitre, sous-titre « Be yourself », p.106 : « Qu’est-ce qu’être adulte, idéalement parlant ? C’est consentir à certains sacrifices, renoncer aux prétentions exorbitantes, apprendre qu’il vaut mieux « vaincre ses désirs plutôt que l’ordre du monde » (Descartes).
[…] Or l’individualisme infantile, à l’inverse, est l’utopie du renoncement au renoncement. Il ne connaît qu’un mot d’ordre : sois ce que tu es de toute éternité. Ne t’embarrasse d’aucun tuteur, d’aucune entrave, évite tout effort inutile qui ne te confirmerait pas dans ton identité avec toi-même, n’écoute que ta singularité. Ne te soucie ni de réforme, ni de progrès ni d’amélioration : cultive et soigne ta subjectivité qui est parfaite du seul fait qu’elle est tienne. Ne résiste à aucune inclination car ton désir est souverain. Tout le monde a des devoirs sauf toi. »
p.109-110, en encadré : « Qu’est-ce que la génération des années 60 ? Celle qui a exalté la jeunesse au point de prendre pour mot d’ordre : ne faites jamais confiance à quelqu’un de plus de trente ans, qui a théorisé le refus de l’autorité et consacré la fin de la puissance paternelle. »
- « Même le gauchisme, à de rares exceptions près, ne fut qu’une manière primesautière de s’engager pour des idées pures sans se soucier des personnes ou des causes. Jongler avec des doctrines extrêmes, des slogans radicaux, convoquer à Paris, à Berlin ou San Francisco ces fantômes qui avaient pour nom Prolétariat, Tiers Monde, Révolution n’étaient pour la plupart du temps qu’un jeu sans gravité ni tragique, une manière épique d’insérer sa petite histoire dans la grande. Et la transition d’ultra-gauchisme au conformisme des années 80 fut moins un reniement qu’une profonde continuité : personne ne fit réellement le deuil d’idéaux soutenus du bout des lèvres. Sous la langue de plomb de l’idéologie, il fallait entendre une autre musique : l’émergence tonitruante de l’individu dans l’univers démocratique. Le « tout politique » n’était qu’une rhétorique d’emprunt pour mieux parler de soi. »
- « Cette vérité qui veut que chaque classe d’âge s’élève sur le meurtre symbolique de la précédente, les garçons et les filles d’aujourd’hui, dans leur majorité, n’ont pu l’éprouver. Pour eux tout fut acquis et non conquis. ».
- 2e partie, Chapitre 4 « L’élection par la souffrance », sous-titre « Le marché de l’affliction », p. 114 : « l’autre pathologie de l’individu contemporain : la tendance à pleurer sur son propre sort. »
[…] survivant à la mort des doctrines révolutionnaires, la victimisation prospère sur leur cadavre, devient folle, change de direction, essaime à travers le corps social à la manière de métastases. »
p. 117 : « Si vous pouvez établir un droit et prouver que vous en êtes privé, alors vous acquérez le statut de victime. » (John Taylor).
Même partie, même chapitre, sous-titre « Nous sommes tous des maudits », p.118 : « nous passons d’un système de responsabilité axé sur la faute, c’est-à-dire sur la désignation d’un responsable, à un système d’indemnisation centré sur le risque et où prime le souci de dédommager les victimes, de rétablir les équilibres rompus. »
p.121 : « Pourquoi tout le monde veut-il être « juif » aujourd’hui et surtout les antisémites ? Pour accéder fantasmatiquement au statut de l’opprimé, parce que nous avons en Europe une vision chrétienne des Juifs qui fait d’eux les crucifiés par excellence. Pour hausser enfin le plus petit conflit au niveau d’une réédition de la lutte contre le nazisme. » Voir sur ce dernier point mon article sur Israël et les intellectuels français.
- p. 123 : « Pourquoi les délinquants se sentiraient-ils coupables de leurs délits quand c’est la nation entière qui rejette tout idée de faute et ne propose que des modèles d’irresponsabilité radieuse ? » (NDLR : Seule une faute est retenue : la faute originelle, au fondement de la civilisation chrétienne).
[…] Comment oublier aussi qu’au moment où la loi Evin a limité le droit de fumer dans les lieux publics ou quand ont été instaurés la ceinture de sécurité dans les voitures, le port obligatoire du casque pour les deux-roues ainsi que le permis à points, tant de bons esprits ont hurlé au retour de l’ordre moral, au totalitarisme insidieux, au pétainisme, pas moins ? »
- p.124 : « Fascisme ! Le grand mot est lâché. Qu’est-ce que le fascisme à l’époque du laxisme infantile ? […] tout ce qui freine ou contrarie le penchant des individus, tout ce qui restreint leurs caprices. Et qui alors n’est pas écrasé, n’est pas en droit de se lamenter ? Pourquoi les citoyens des pays démocratiques veulent-ils absolument se persuader qu’ils vivent dans un Etat totalitaire, que la corruption, la publicité, la censure équivalent ici à l’Ouest aux assassinats et aux tortures ailleurs, bref qu’il n’y a aucune différence entre eux et les martyrs du reste de la planète ? N’est-ce pas prendre à bon compte la pose du résistant sans courir aucun risque ? »
- Sous-titre : « Vers la sainte famille des victimes ? », plus porté sur la pratique juridique de cette irresponsabilité, p.130 : « Dans cette optique, la justice deviendrait à côté de la politique un moyen de réparer les inégalités sociales et le juge se poserait en concurrent direct du législateur. »
- « Parce que historiquement certaines communautés ont été asservies, les individus qui les composent jouiraient donc d’un crédit de méfaits pour l’éternité et auraient droit à l’indulgence des jurys. »
[…] Que reste-t-il de la légalité si elle reconnaît à certains le privilège de l’impunité, si elle devient synonyme de dispense et se transforme en machine à multiplier les droits sans fin et surtout sans contrepartie. »
- Sous-titre : « Une soif de persécution », p.137 : « Par un curieux retournement les heureux et les puissants veulent aussi appartenir à l’aristocratie de la marge. Ils tirent un lustre particulier d’être regardés comme des bannis, ils ne tiennent pas le discours du dominant mais de l’opprimé ».
- Sous-titre : « Le confort dans la défaite », p. 139 : « de tous ses rôles possibles l’individu contemporain tend à n’en retenir qu’un seul : celui du bébé plaintif, calamiteux, grognon. »
- Chapitre 5 : « La nouvelle guerre de sécession », sous-titre : « La dictature femelle », sur le rapport homme-femme vis-à-vis de la responsabilité, se réfère beaucoup au féminisme et à des mouvements outre-Atlantique, p.149 : L’Amérique dispose, de par son magnétisme, d’un don de propagation, d’une capacité d’exporter ses pires travers tout en gardant pour elle ses vertus qui sont immenses. […] les Etats-Unis s’opposent sur ce plan à la France non comme le puritanisme au libertinage mais comme une autre façon de traiter la même passion démocratique, la passion de l’égalité. »
- 3e partie « La Concurrence victimaire », Chapitre 7 « L’arbitraire du cœur », sous-titre « L’image impuissante », p233 : Cinquante ans après Auschwitz, nous entrons dans l’ère du génocide banalisé (pourvu évidemment qu’il touche des peuples « marginaux » au regard de la grande histoire, et pourvu d’agir vite, en quelques mois. »
NDLR : Rappelons que l’auteur écrit en 1995, peu après la guerre en ex-Yougoslavie et surtout juste après le génocide des Tutsis au Rwanda, passé presqu’inaperçu aux yeux du rand public et effectué, justement, en un temps record et sur une population qu’au fond, personne ne connaissait, d’où son propos. Dix ans plus tard néanmoins, bien qu’il ait suscité plus de mobilisation, le génocide mené au Darfour n’a pas été empêché non plus.
- Même partie, même chapitre, sous-titre « Les recalés de l’Histoire », p.265 : « On commet un contresens fondamental en présentant le devoir d’ingérence comme une nouvelle mouture de la volonté coloniale. Ce qui menace de nos jours un certain nombre de nations d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine, ce n’est pas le néo-impérialisme, c’est l’abandon pur et simple. Tout intolérable qu’il fût, le colonialisme manifestait au moins une volonté de propager les Lumières, d’éclairer, de « civiliser ».
- Dans la conclusion, titre : ‘La porte étroite de la révolte’, sous-titre : ‘La déception nécessaire’, p.277 : « La manière dont une guérilla ou un mouvement de libération mènent leur lutte est en général (c’est moi qui souligne) révélatrice du type de société qu’ils instaureront ; nonobstant une marge inévitable de violence et d’immoralité, le choix des moyens est déjà celui des fins. »