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14 avril 2007 6 14 /04 /avril /2007 13:50

Publié dans la revue Controverses, Revue d'idées, dirigée par Shmuel Trigano, n°7, février 2008, Les Palestiniens à l'épreuve de la paix. Il est aujourd'hui également disponible sur le nouveau site de Controverses, http://Controverses.fr Voir aussi l'éditorial de Shmuel Trigano qui fait référence à cet article.

 

100 0996Misha Uzan*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le passé — et dans une certaine mesure encore aujourd’hui — l’intelligentsia française a brillé par ses idées, ses discours, sa réputation. La naissance de l’Etat d’Israël et plus tard, la guerre des Six Jours, la confrontait à un nouveau défi intellectuel. L’analyse des nombreux discours tenus entre la guerre des Six Jours et la guerre du Liban de 1982, montre qu’elle n’a pas relevé ce défi. La perpétuation du conflit, l’incapacité des intellectuels a proposé des solutions crédibles mais surtout l’incompréhension de certains envers les faits juif et israélien, démontre un véritable déficit intellectuel. Ce sont ici les contradictions et les limites du discours intellectuel sur l’Etat d’Israël et le conflit dit israélo-arabe que nous étudions. Un discours qui parce que trop attaché à des structures idéologiques (marxisme, alter-judaïsme, anticolonialisme, anti-impérialisme européen…) ne parvient pas à faire preuve de suffisamment de nuance, ni à pousser le comparatisme politique et intellectuel (quant à l’identité juive et l’identité arabe par exemple) suffisamment loin.

Cet article constate ce manque et en souligne la nature, ce serait encore un autre travail que de le combler.

 

 

 

 

 

L’une des caractéristiques de l’Etat d’Israël et du conflit israélo-arabe est l’intérêt qu’on lui porte généralement, qu’il soit favorable ou défavorable à l’une ou l’autre des parties du conflit. Non pas qu’il soit la préoccupation première des Français, mais il est clair qu’il prend une place qu’aucun conflit avant lui n’a pris, d’autant plus que les territoires et les populations en question sont objectivement et respectivement de taille réduite au regard de celles engagées dans d’autres conflits mondiaux. Or cet intérêt prend, dès les premières décennies de l’Etat d’Israël, la forme d’une prolifération d’ouvrages, d’articles de journaux et de reportages, si nombreux qu’on est tenté de s’interroger sur les raisons de cet intérêt.

A cet égard, les intellectuels sont un indicateur non négligeable. Réagissant publiquement et souvent politiquement à l’actualité, aux événements, aux faits et actions, aux guerres, aux attentats contre Israël puis aux représailles qui suivent, les intellectuels font bien souvent l’opinion, la forgent, l’influencent et parfois la contredisent. Difficile à saisir à court terme, on sent parfois cette influence à moyen et long terme auprès des diplomates ou au sein de la population et de l’ « opinion publique » si complexe, diverse et nombreuse.

L’intelligentsia française, si réputée en Europe et ailleurs, fait de ce point de vue un objet d’études intéressant. Sa vision, sa compréhension du conflit israélo-arabe, son imaginaire, son image ou plutôt ses images d’Israël, étudiées de façon systématique, comportent un certain intérêt. C’est ce sur quoi nous nous sommes penchés[1].

 

En matière d’histoire des intellectuels une voie historiographique est déjà toute tracée, celle aujourd’hui établie de l’histoire des sociabilités intellectuelles menée par un certain nombre d’historiens, de Jean-François Sirinelli à Nicole Racine, en passant par Michel Trebitsch, Michel Leymarie ou encore Christophe Charle dans sa version bourdieusienne. Bref une histoire sociale et culturelle des intellectuels, pauvre concernant Israël, mais dans laquelle s’ancrait déjà un mémoire universitaire s’interrogeant sur Les intellectuels français et la guerre des Six Jours[2]. Toutefois, tandis que ce travail s’attache à une étude socio-politique des réactions intellectuelles à la guerre des Six Jours par le biais des pétitions, des réunions, de la création de comités et de publications, même de façon tout à fait pertinente, nous avons préféré nous consacrer à l’analyse des matrices, des idées et des prismes de vue qui régissaient la compréhension du conflit par les intellectuels français. Compréhension de laquelle découlent une certaine image d’Israël et par la suite une certaine position politique face au conflit qui oppose Israël à ses voisins arabes ou arabophones.

 

Pour des raisons concrètes de temps de travail, notre étude se limite à une période, vaste du point de vue de la recherche à mener, mais courte ou moyenne du point de vue des soixante années de conflit. Une période allant de la guerre des Six Jours en juin 1967[3] jusqu’à 1982, avant ce qu’il conviendrait aujourd’hui d’appeler la « première guerre du Liban » pour Israël. Une période riche en événements. Comprenant non seulement les guerres de 1967 et d’octobre 1973, mais aussi quelques points marquants que l’histoire a retenus : l’attaque d’un commando du F.P.L.P. contre un avion de la compagnie El Al le 26 décembre 1968, suivie des représailles sur l’aéroport de Beyrouth et du boycott total de la France sur les armes à destination d’Israël ; Septembre noir et l’affrontement entre le Fatah et les troupes du roi Hussein de Jordanie en septembre 1970 ; les décisions de l’Assemblée générale onusienne : surtout celle du 13 novembre 1974 faisant de l’O.L.P. le « seul représentant légitime du peuple palestinien », et celle du 10 novembre 1975 où le sionisme est assimilé à une « forme de racisme » ; la « révolution par les urnes » israélienne en 1977 avec l’arrivée du Likoud au pouvoir pour la première fois au sein de l’établissement sioniste ; la première paix israélo-arabe bien sûr, avec les accords de camp David de septembre 1978 entre l’Egypte de Sadate et l’Israël de Begin, entérinés le 26 mars 1979 à Washington ; jusqu’à la visite de François Mitterrand en Israël, première visite officielle d’un président français en exercice, et jusqu’au retrait total du Sinaï des Israéliens en avril 1982. Bref une période bien remplie, qui provoque réactions et contre-réactions, attaques verbales et contre-attaques, dans les journaux français comme dans les différentes revues intellectuelles. Toutefois il est à noter que nous n’avons pas étudié ces événements en tant que tels, mais seulement en ce qu’ils reflétaient et permettaient de dégager, comme révélateurs, la et les visions intellectuelles françaises sur l’Etat d’Israël et son conflit principal.

 

Il s’agit donc, à travers le dépouillement des principaux et grands ouvrages et articles de périodiques (journaux et revues) de reconstituer l’univers, les propos et les conflits opposant de petites et de grandes figures intellectuelles. Figures telles que Maxime Rodinson, référence marxiste sur le sujet, Jean-Marie Domenach ancien directeur d’Esprit, Jacques Madaule, fondateur de l’Amitié judéo-chrétienne, ou encore Pierre Vidal-Naquet, grand historien antiquisant ; mais aussi beaucoup d’autres intellectuels de toutes les sensibilités, que ce soit Eric Rouleau, journaliste férocement antisioniste au Monde, Jean Daniel du Nouvel Observateur ou René Andrieu rédacteur en chef de L’Humanité. Ou bien encore des personnages plus favorables à l’Etat juif et au sionisme tels que Jacques Hermone, auteur de La gauche, Israël et les Juifs en 1970, Jacques Soustelle ou bien Paul Giniewski — l’un des plus fervents militants pour Israël — et Jacques Givet, auteur de La gauche contre Israël, Essai sur le nouvel antisémitisme. L’intérêt de l’étude du discours d’intellectuels connus et moins connus sur Israël et son conflit, est de comprendre au plus près du texte les représentations voire les idéologies qui expliquent leurs positions, veillant pour un sujet aussi sensible, de ne jamais sur-interpréter un propos ou nous livrer à des préjugés ou autres procès d’intention. Par exemple, si certains auteurs ont pu maintes fois avancer la qualité quelque peu antisémite d’un autre auteur ou bien des caractéristiques psychologiques supposées — du type de la « haine de soi » —, nous avons, par souci d’extrême rigueur scientifique, préféré laisser ces explications de côté. Car si elles peuvent avoir beaucoup de justesse par moments, il est bien souvent difficile de prouver l’antisémitisme et la haine de soi de celui qui ne le reconnaît pas. Tout comme il est bien difficile d’apporter la preuve du pourquoi psychologique d’une prise de position — si tant est qu’il existe. Nous nous en tenons donc ici à ce que les auteurs nous disent et veulent bien nous dire. Quelles que soient leurs motivations par ailleurs. Ainsi c’est plus l’argumentation marxiste et matérialiste d’un Rodinson, ou celle éthique et alterjuive de Wladimir Rabi, qui nous a intéressé, plutôt que l’hypothèse, contestée et contestable, de l’existence de complexes refoulés. Chaque thème développé émane par conséquent des propos même de l’auteur. Il a suffi de les confronter, de les réunir et de les analyser, simplement mais profondément, pour obtenir des résultats non négligeables, et ô combien précieux. Ceci nous permettant de comprendre la logique parfois tautologique des auteurs, et de déceler également leur part d’illogisme, d’irrationalité, de mystique, de croyance, voire de sectarisme. Autant d’approches du conflit israélo-arabe et du fait israélien et du fait juif qui émanent et ressortent presque naturellement de notre étude. 

Nous tentons donc d’expliquer les grandes conceptions de l’histoire et de l’essence de l’Etat d’Israël qui mènent nos auteurs à des positions bien souvent radicalement différentes. Tandis que les uns y voient un Etat religieux, raciste et colonialiste, d’autres font du sionisme un mouvement de libération et d’Israël un Etat « comme les autres », et bien souvent plus progressiste que d’autres. Mais surtout, les schèmes intellectuels d’Israël ne se comprennent qu’en fonction d’un poids conséquent de l’histoire occidentale, européenne et française. Poids de l’histoire lorsqu’il s’agit de la Shoah ou de la guerre d’Algérie, et poids de la pensée chrétienne ou juive lorsqu’il s’agit d’une image « incarnative » ou idyllique que représente ou devrait représenter Israël ou le « peuple d’Israël ». Enfin, l’intelligentsia se dispute au sujet de l’avenir d’Israël. De son identité d’une part, de ses territoires de l’autre. Un dernier sujet qui divise en apparence mais qui au final trouve presque un consensus. Consensus formé autour de deux idéologies qui en viennent à s’imposer — le sionisme et le palestinisme —, mais n’en retenant que certaines formes politiques, alors même que d’autres approches sont laissées de côté sans qu’on comprenne toujours réellement en vertu de quoi.

En somme cet article, dans le prolongement du mémoire susmentionné, s’attache spécifiquement au fond et à l’argumentation tenus par les intellectuels français, de quelque bord qu’ils soient. Il s’agit d’analyser leur discours en profondeur et de confronter leurs opinions avant tout, afin en premier lieu d’en comprendre le sens, en deuxième lieu d’en montrer les contradictions, et enfin de mettre en évidence les manques, les incompréhensions et les faiblesses intellectuelles et idéologiques de certains au regard de l’Etat d’Israël. Ainsi l’étude des idéologies développées à l’époque par les intellectuels français permet de faire ressortir un certain déficit intellectuel dans la conception de cet Etat complexe, confronté à un environnement relativement hostile. L’étude du discours intellectuel à vrai dire, n’étant qu’une étape d’une démarche visant à penser l’Etat d’Israël et le conflit israélo-arabe. Car avant de les penser par nous-même, nous avons voulu comprendre ce qui a été pensé à son sujet.

 

 

I.                   Israël : création et expansion dans l’œil de l’intelligentsia française

 

S’il est une conception qui réunit des intellectuels aussi différents que Raymond Aron, Maxime Rodinson, Richard Marienstras et même Gilles Mermoz de Rivarol, c’est l’idée qu’Israël s’est construit sur une « terre arabe », provoquant réfugiés et refus arabes, quelles que soient les responsabilités qu’Israël porte dans les réactions de ses voisins ou que ces mêmes voisins portent dans la longévité du conflit. Une idée omniprésente et ultra majoritaire chez nos intellectuels et qui fait peser sur l’Etat d’Israël vis-à-vis de ses voisins, le reproche d’un péché originel. Le péché, nous dit Aron qui en parle sans complexe jusque dans ses Mémoires, de disposer « d’une partie d’une terre que les Arabes tenaient pour leur »[4]. Conception qu’il développe d’ores et déjà — et il est loin d’être le seul — bien avant la guerre de 1967 et donc avant la conquête de nouveaux territoires aujourd’hui contestés, lorsque dans un article du Figaro littéraire du 24 février 1962[5] — soit dans un journal dont la portée ne peut être niée — il estime que le fait « que les Israéliens invoquent les droits historiques d'antériorité ne convainc personne. Au bout de quelques siècles, il y a prescription ». Un point de vue qui, émanant d’une personnalité si haute, réfléchie et rationnelle, permet d’entrevoir l’étendue de la contestation du fait israélien. Bref, un Etat d’Israël remis en cause et discuté dans toute sa légitimité et tout son territoire. Tant à droite qu’à gauche. Et tant avant 1967 qu’après. Car c’est aussi un des éléments de notre étude que de remettre en cause, du point de vue de la conception de l’essence d’Israël et de ce qu’on en attend, l’idée d’un « grand tournant » en 1967, qui apparaît en réalité comme un « faux tournant ».

 

 

            • Anticolonialisme de gauche contre anticolonialisme juif

 

Il est aussi évident et bien connu aujourd’hui que certains milieux sont plus hostiles à Israël que d’autres. Dès 1967, la gauche intellectuelle est fortement visée. Des ouvrages conçus après la guerre des Six Jours sont là pour nous le rappeler. En 1970 en effet, est publié La gauche, Israël et les Juifs de Jacques Hermone[6], dont toute la dernière partie s’attache au traitement du conflit israélo-arabe par les auteurs et journaux affirmés à gauche. Et déjà en avril 1968, Jacques Givet publiait La Gauche contre Israël ? Essai sur le nouvel antisémitisme[7]. L’auteur, qui pourtant se réclame d’une autre gauche et est un ancien compagnon de ceux qui luttaient contre l’O.A.S. au temps de la guerre d’Algérie, n’en estime pas moins que l’intelligentsia de gauche, depuis l’été 1967 renoue avec des positions à l’encontre d’Israël, qu’on connaissait jadis appliquées aux Juifs dans leur ensemble. L’antisionisme de cette gauche n’étant que la façade d’un nouvel antisémitisme, plus subtil, mais réel. Car Jacques Givet — poète et journaliste auprès de la revue communautaire juive L’Arche — se distingue principalement de cette gauche, non seulement en critiquant sa compréhension des faits juif et israélien, mais aussi par la distance qu’il prend d’avec le marxisme, qu’il soit mou ou dur, et par son refus de croire à un « sens de l’histoire » prédéterminé. Car le marxisme et ses vicissitudes, communiste et tiers-mondiste, déterminent alors encore largement la conception du conflit israélo-arabe, opposant un Israël impérialiste à un « monde arabe » progressiste. Une « conception matérialiste » du sionisme et des relations entre peuples et populations, qui, discutée dans l’ensemble de la gauche sur certains points, trouve sa théorisation la plus achevée, en France, dans les écrits de Maxime Rodinson[8].  Pour lui, la question de la prise d’une « terre arabe » tout comme le soutien accordé aux sionistes par la Grande-Bretagne en 1917 par la déclaration Balfour, font du sionisme un mouvement d’essence colonialiste et impérialiste, s’appuyant sur les différentes puissances successives : les Turcs ottomans avant 1917, la Grande-Bretagne colonialiste ensuite, les Etats-Unis et l’impérialisme américain dans le nouveau contexte de la guerre froide. A chaque fois selon lui, la population arabe de la région est spoliée, opprimée et colonisée par un mouvement puis un Etat fondés sur des considérations « ethnico-religieuses » : celles du « sectarisme » particulariste de certains Juifs, qui ne sont pour lui que les adeptes d’une religion, au demeurant tentés par le judéo-centrisme et un sentiment de supériorité. Des concepts qui mériteraient à eux seuls de longs débats mais qui pêchent trop souvent par excès et hostilité préalable envers le sionisme et Israël[9].

On se doute par conséquent que malgré tout son talent d’écrivain et d’orientaliste, Rodinson ne fait pas l’unanimité. Mais professeur à l’EHESS, président du G.R.A.P.P.[10] et auteur du si célèbre et si controversé article « Israël, fait colonial ? » — où il répond bien sûr par l’affirmative — Maxime Rodinson est un pilier du combat intellectuel contre Israël. Or si tous les marxistes et marxisants ne qualifient pas nécessairement Israël en ces termes[11], la conception d’un Etat d’Israël illégitime — mais toléré — dépasse, elle, le cadre marxiste et marxisant. D’un certain point de vue, en effet, Israël en 1967 reproduit l’expansion opérée en 1948 comme depuis les débuts de l’implantation sioniste, en s’étendant sur d’autres territoires jugés arabes. Une vue pourtant fort contestable et contestée. Par exemple, dans un article donné à la revue Eléments du « Comité de la gauche pour une paix négociée au Moyen-Orient »[12], Jean-François Revel[13] juge en revanche que « si un pays pouvait se prévaloir d’une quelconque continuité de souveraineté sur le territoire en cause, ce serait plutôt la Turquie », ceci n’empêche pas néanmoins à ses yeux que les Juifs privés de tout territoire aient un droit de souveraineté dans la région. D’autant, précise-t-il que « pour [lui] rien n’efface le fait qu’au point de départ il y a une communauté qui accepte la coexistence et l’autre qui n’envisage que l’extermination ». Par ailleurs, dans son article commentant le livre de Maxime Rodinson, Israël et le refus arabe, publié en 1968[14], Paul Giniewski répond à l’orientalisant marxiste qu’« on ne voit absolument pas pour quelle raison la culture arabe ou musulmane doi[t] être considérée comme caractéristique, et d’une légitimité prédominante, dans le Moyen-Orient. […] Avec les Juifs, les différentes dénominations chrétiennes, les ethnies ottomane, grecque, kurde, druse, etc … le Moyen-Orient est une région à vocation multiple, où l’on ne voit guère pourquoi le souvenir de la prédominance arabe (d’ailleurs antérieure à la prédominance ottomane, puis européenne et enfin israélienne) doive primer. Cette exigence pan-arabe a le caractère du pan-slavisme des tsars, du pan-germanisme des nazis, et est à rejeter. »[15] Chaque camp fait donc preuve d’une conception, à la base, radicalement opposé à l’autre camp. Car pour Giniewski, comme pour Givet, Robert Misrahi, professeur de philosophie à la Sorbonne ou encore Albert Memmi, écrivain de nationalité et française et tunisienne, les Juifs ont pleinement leur place au pays des Hébreux et le sionisme, loin d’être un mouvement de colonisation, lutte au contraire pour la libération du « peuple juif sur sa terre ». Une libération que le temps passé depuis le dernier Etat juif dans la région ne saurait effacer, tant la volonté des Juifs de retrouver le territoire dont ils ont été chassés — et où d’autres des leurs sont restés ou bien sont retournés il y a longtemps déjà — a été forte et omniprésente dans la culture et l’histoire juive. Si Paul Giniewski fait l’histoire de ces tentatives tout au long de l’histoire diasporique dans le premier chapitre de sa grande histoire du sionisme[16], Shmuel Trigano les résume en une phrase : « il n’y eut d’histoire juive que parce qu’il y eut une idée de retour »[17]. Il serait donc de mauvaise foi, de ce point de vue, de faire du colonisé un colonisateur.

Mais là encore, dans cette lutte intellectuelle qui touche à la légitimité d’une catégorie de population sur un territoire donné, on ne saurait faire abstraction de l’identité de ces différentes populations. Ainsi le conflit se complexifie largement en fonction de la définition et de la sémantique que l’on attribue à celles-ci.

 

 

            • Peuples, populations et religion : un conflit sémantique et identitaire

 

Interrogé par les journalistes de France inter en janvier 1978, Menahem Begin — alors premier ministre de l’Etat d’Israël — s’exprime en ces termes : « Qu’est-ce que cela veut dire, la Palestine ? La Palestine est la terre de nos ancêtres (…) Que signifie le mot de Palestinien ? Moi aussi, je suis un Palestinien. Nous sommes des Palestiniens juifs. De même, il y a des Palestiniens arabes. »[18] Pour Wladimir Rabi, célèbre juge et contributeur régulier d’Esprit, ceci ne relevait que d’ « arguments de pure sémantique […] ce qui a fait soutenir à tous les gouvernements israéliens qu’il n’y avait pas de peuple palestinien. »[19] Pourtant au vu des différents discours et d’une perspective historique, les choses apparaissent plus complexes. Une complexité, un enchevêtrement des termes et des concepts qui malgré tout, faute d’être plus clairs, laissent Begin largement incompris. Car les mots ont un sens et ce sens est mouvant. Le rénovateur de l’histoire politique en France René Rémond, bien que non spécialiste de la question, ne pouvait manquer de remarquer ce transfert sémantique. Il constate par exemple qu’ « il existait en 1946 une ligue pour l’indépendance de la Palestine — c’est-à-dire pour Israël. [Or] aujourd’hui [en novembre 1973] la même appellation désigne exactement le contraire ; et il a suffi de deux décennies pour que le même mot change radicalement de contenu. »[20] Mais bien souvent, on s’arrête là, sans chercher à comprendre ni le pourquoi de ce transfert, ni ses conséquences. Or s’il ne nous appartient pas de faire l’histoire de ce mot, son utilisation révèle le triomphe — sans doute aussi par commodité — de la définition du terme par la charte de l’O.L.P. Une charte qui proclame dans son article premier que « La Palestine est la patrie du peuple arabe palestinien » qui fait « partie intégrante de la nation arabe », et dans son article cinq : « Les Palestiniens sont les citoyens arabes qui résidaient habituellement en Palestine jusqu’en 1947 ». A ceci près que nombre d’auteurs excluent bien souvent des « Palestiniens » les Arabes devenus Israéliens par la nationalité. Or plus que sémantique, ceci entraîne une certaine confusion identitaire que nos auteurs ne traitent pas toujours. Pour Jean Daniel l’éditorialiste du Nouvel Observateur par exemple, il importe de « « dés-arabiser » le problème et lui rendre sa vraie dimension qui est palestinienne »[21]. De même pour Paul Thibaud, collaborateur à Esprit et qui en deviendra le rédacteur en chef au départ de Jean-Marie Domenach en 1977 : « parler du peuple palestinien [plutôt que des réfugiés arabes], c’est partir non du passé mais du présent, c’est désigner un nouvel agent historique et supposer que l’avenir dépend en partie du rôle qu’il choisira. »[22] Pour autant, si on peut considérer que quelques tentatives ont pu être menées, elles restent largement embryonnaires ou clairement trompeuses, au regard non seulement de la charte de l’O.L.P., mais aussi des nombreuses déclarations de leaders arabes de toutes sortes[23], la composante arabe n’étant pas détachable de la revendication palestiniste. Or cette composante, prise en considération, entraîne une toute autre vision et une toute autre compréhension du conflit, en vertu de laquelle l’expression « israélo-palestinien » — même utilisée sans exception[24]—, n’a en réalité aucun sens, mais cherche incorrectement à désigner l’opposition entre les Juifs sionistes et les revendications arabes dans la région. Le conflit serait alors plutôt israélo-arabe, voire « sionisto-arabe » ou « sionisto-arabiste » pour être encore plus rigoureux. Cette dernière expression conserve d’ailleurs sa justesse après l’indépendance de l’Etat d’Israël, dans la mesure où le terme « Israéliens » prend en compte des populations de culture et d’idéologie très différentes, et est donc trop large, tandis qu’« arabiste » désigne les revendications de type nationaliste arabe à l’ouest du Jourdain, par l’intermédiaire du palestinisme, alors que le terme seul d’ « arabe » peut-être vu comme lui aussi trop large puisque tous les Arabes n’adhèrent pas nécessairement à ce double nationalisme (arabiste d’une part, palestiniste d’autre part). Si aucun intellectuel ne pousse jusque là ses réflexions et c’est un vide flagrant, un certain nombre d’auteurs en revanche manifestent une opposition au palestinisme arabiste sur la base d’un raisonnement assez proche, bien que non explicite. Le député Jacques Mercier par exemple, qui se fait intellectuel dans son Parti pris pour Israël[25], dénonce en commentaire d’une annexe présentant la charte de l’O.L.P., son caractère « raciste », en ce qu’elle ne désigne à la base comme « Palestiniens » que les seuls Arabes et non l’ensemble des individus peuplant la région[26]. Puis dans sa philosophie de l’Etat d’Israël[27] le philosophe Robert Misrahi développe quant à lui une vision originale qui veut que tout comme « les Juifs forment une totalité culturelle dans le monde, dont l’Etat objectif et institutionnel d’Israël est peut-être une partie […] les Palestiniens forment une partie de la nation arabe ». Ce qui le gêne de ce fait, est l’absence de réciprocité dans le camp arabe par la non-reconnaissance d’Israël. Pour autant, l’argumentation de Jacques Givet dans son ouvrage de 1968 susmentionné, permet de faire ressortir un autre élément, négligé par Misrahi. En effet, si l’on prend en compte chacun des deux termes (« Juifs » et « Arabes ») comme désignant un tout revendiqué comme un peuple et une nation, alors nous dit l’auteur, « on ne peut pas mettre sur le même plan un Etat souverain reconnu par les Nations-Unies, seule patrie du peuple juif permettant à celui-ci d’être représenté en droit international, et une partie du peuple arabe [le « peuple arabe palestinien » de la Charte de l’O.L.P.] (lui-même représenté par 14 Etats souverains) ». Si l’on combine les idées des deux hommes : le tout « Juif », en tant qu’entité, ne dispose que d’un Etat en tant que peuple — les autres Juifs de par le monde ne constituant que des individus ou des communautés juives — tandis que le tout « Arabe » — en plus de constituer des individus et des communautés de la même manière que les Juifs — dispose en plus de 14 Etats souverains et non d’un seul. Une critique qui se fonde d’ailleurs sur une conception des Arabes revendiquée par l’ensemble des dirigeants, intellectuels et élites arabes. Même si ceux-là usent du même terme de « peuple » pour qualifier à la fois les Arabes dans leur ensemble et leurs différentes divisions (du Moyen-Orient au Maghreb). D’où la qualification, assez rare toutefois et peu explicite, de véritable colonialisme arabe.

Quant à la conception des Juifs en revanche, elle se coupe néanmoins de tout débat avec une perception marxiste pour laquelle le terme de « Juif » ne désigne qu’une religion mais jamais un peuple, ce qui l’exclut de tout droit à l’autodétermination. Une vision radicalement différente qui explique une partie de l’opposition marxiste et marxisante à l’Etat d’Israël et au sionisme, mais qui ne suscite une opposition farouche sur ce thème que parmi les plus orthodoxes. Car si le sionisme et Israël sont bien souvent perçus par l’intelligentsia de gauche comme trop théocentrés[28], c’est au contraire une conception du « peuple juif » assez particulière, quant à l’histoire, quant à la politique et quant à lui-même, qui provoque une condamnation de la politique et de l’action israélienne après 1967.

 

 

II.                Le poids de l’essence d’Israël sur le jugement de l’action d’Israël

 

 

Si contester Israël dans son fondement, sa taille et sa légitimité est une chose en soi, c’est encore autre chose que d’exiger de lui un certain comportement et une certaine politique. Or force est de constater à l’étude des argumentaires et des perceptions des intellectuels français vis-à-vis d’Israël et du conflit israélo-arabe, qu’Israël compte une place ô combien particulière dans l’intérêt qu’on lui porte. A la fois pour et contre lui. D’une certaine façon, l’Etat d’Israël ne parvient pas auprès de l’intelligentsia française, à se détacher du poids historique et philosophique qui pèse sur toute l’histoire d’Israël (non l’Etat cette fois mais la judéité). Son acceptation de fait, lorsqu’elle existe, relève elle-même d’une conception liée à l’histoire juive au XXe siècle. De même il est perceptible que les exigences qui pèsent sur Israël, tout comme l’espoir ou l’admiration que certains lui portent, sont à bien des égards un héritage et une perpétuation d’un esprit et d’une vision proprement juives ou chrétiennes, qui prennent leur racine bien avant le siècle des génocides. Des sentiments bien souvent passionnels et étonnamment irrationnels que les intellectuels français, d’ordinaire plus rationalistes pourtant, ne nient même pas, mais au contraire revendiquent.

 

 

• De la Shoah à l’Etat d’Israël et d’Israël à la Shoah

 

Tout au long des années 70, la condamnation d’Israël et du sionisme formulée par des intellectuels qui considèrent que l’Etat d’Israël est un preneur de terre va bon train. Pour autant, la revendication proprement antisioniste et anti-israélienne qui en appelle à la destruction de cet Etat, est en réalité assez minoritaire, voire exceptionnelle. Certes certains partis politiques ou membres de certains partis — surtout parmi des intellectuels marxistes et pro-arabes — soutiennent ou font preuve de fraternité avec des milieux appelant officiellement et publiquement à la destruction de l’Etat d’Israël (mais le plus souvent dans des périodiques publiés uniquement dans des Etats arabes). Cependant, l’idée d’en appeler dans un texte intellectuel à la destruction d’un Etat, provoquant l’expulsion ou l’extermination d’une bonne partie de sa population, paraît quelque peu difficile. Même les antisionistes les plus virulents font mine de croire à une domination arabe qui respecterait la minorité juive. Rodinson par exemple, pourtant très antisioniste, convient qu’on ne pourrait si simplement rayer l’Etat d’Israël de la carte, sans provoquer des désastres humanitaires. Ainsi, il en accepte presque l’Etat d’Israël, de fait — même s’il le condamne à tout niveau —, faute de pouvoir faire autrement face à une population juive sioniste qui refuse de laisser l’Etat juif disparaître ou être englobé dans une fédération arabe. Mais parmi les raisons qui poussent à tolérer l’Etat d’Israël, malgré les reproches qu’on fait à sa création et à son fondement, le poids que constitue la Shoah dans l’imaginaire occidental, est primordial. Israël constitue ainsi pour eux, l’anti-Shoah : soit l’Etat foyer ou abri imaginé et construit pour protéger les populations juives de l’antisémitisme, que ce dernier soit occidental ou autre. Les protéger et faire en sorte que cette fois ils ne soient pas menés à l’abattoir sans possibilité de résistance étatique. Cette idée est si prégnante à vrai dire que la légitimité de l’Etat d’Israël est bien souvent réduite à un foyer pour les Juifs. Ce « foyer national pour le peuple juif » dont parlait la Déclaration Balfour. Y compris chez certains sionistes fervents. Car ce sont bien plus souvent ces raisons de protection et d’abri pour les Juifs qui sont portées en avant, plutôt que des raisons patriotiques et nationales. D’autant que la vague socialiste, marxisante et internationaliste, hostile au nationalisme — mais de type occidental, c’est-à-dire à un certain niveau de l’histoire — en vient souvent à être tout simplement hostile à un fait national. Par conséquent, si Israël de ce point de vue, Etat occidental (et moderne) à leurs yeux, aurait un droit à l’exception, c’est uniquement en vertu des souffrances dont les Juifs ont pu être les victimes au cours de l’histoire. La Shoah bien sûr en premier lieu, puis les pogromes, et enfin d’autres persécutions. La gamme de persécutions mise en avant variant en fonction de l’auteur.

En ce sens l’Etat d’Israël n’est pas accepté pour ce qu’il est, pour ses droits et pour ce qu’il fait, mais par sentiment de compassion. Cette compassion qui constitue aujourd’hui comme alors, une raison presque première[29]. Une compassion qui touche l’ensemble de l’intelligentsia « a-sioniste » comme une partie des sionistes qui en font un élément premier. Un sentiment, certes compréhensible, mais non strictement rationnel. Ce que ne manquent pas de souligner ceux qui se classent dans l’opposition antisioniste la plus forte, parmi lesquels Pierre Démeron[30], qui parle d’ores et déjà d’une forme d’instrumentalisation de la Shoah au profit de l’Etat d’Israël. Une idée qui a depuis fait son chemin.

 

Mais encore faut-il noter que la force mentale de la Shoah sur les esprits de l’époque va plus loin. Si en un sens elle fait tolérer Israël à ceux qui ne reconnaissent pas ses droits historiques et patriotiques pour d’autres raisons, elle limite en revanche le champ d’application de la politique israélienne. C’est à travers la mémoire de la Shoah et la leçon qui en est retenue dans un certain système de pensée que ce phénomène se réalise. La Shoah en effet, constitue dans l’imaginaire de beaucoup d’intellectuels, lorsqu’elle n’est pas niée ou minimisée dans certains milieux — assez réduits toutefois —, l’archétype même de la barbarie de l’homme. A ce titre, tout doit être mis en œuvre pour éviter sa reproduction. Néanmoins, son souvenir, si prégnant dans la mémoire de certains, en particulier parmi un certain nombre d’intellectuels juifs, conduit à ce que Jean-François Revel dénonce comme un « déterminisme » historique, réduisant toute action violente ou répressive à la Shoah. Non pas à la Shoah en elle-même, mais à tout ce qui y conduit. Ainsi, en dominant clairement une population qui lui est globalement hostile en Judée et en Samarie à partir de 1967, la realpolitik pousse Israël à mener une politique qu’on pourrait qualifier de répressive. Or l’armée, la répression et la domination d’une population — qualifiée d’ « occupation » — s’assimilent par un raccourci intellectuel, ou plutôt affectif, aux S.S., aux nazis, à la seconde guerre mondiale et à l’extermination des Juifs d’Europe, bref à la Shoah. Le « sentiment proche de la honte »[31] qui émane de nombreux intellectuels d’origine juive après la victoire israélienne de 1967, comme les discussions auxquelles ils se livrent, témoignent de l’ampleur d’une telle assimilation et réduction de toute action répressive à celle ou celles qui ont mené à la Shoah. A tel point qu’il faut sans doute, tant cette rhétorique et ce sentiment furent et sont restés prégnants tout au long de notre période d’étude (et sans aucun doute bien après), parler de « shoaïsme » et de « mémoire shoaïste »[32] pour désigner ce type de comportement et de pensée très déterminants. Car très sensibilisés à cette mémoire, des intellectuels juifs et d’origine juive — y compris parmi les philosionistes encore une fois — ont donné de la résonance à cette vision. Emmanuel Berl, dans son Nasser tel qu’on le loue, résume cette idée que « rien ne pouvait être plus pénible pour les Juifs que de devenir la cause, proche ou lointaine, et même innocente de ce que d’autres hommes vivent dans des camps qui leur rappellent trop d’horreurs. »[33] Or si cette approche post-Shoah des rapports militaires et humains pouvait concerner n’importe quelle partie du globe et n’importe quel problème[34], c’est néanmoins l’Etat d’Israël, parce qu’essentiellement juif, qui subit, plus que tout autre, l’implacable passage au crible « shoaïste ». Marek Halter l’exprime de façon franche et authentique dans Le fou et les rois, lorsqu’il confie : « Moi ce qui me bouleversait, c’était de voir ces jeunes garçons Juifs, armés, gardant des Arabes mains en l’air. Comme se le demandait plus tard mon vieil ami Georges Wald : « Est-ce donc le prix que les Juifs doivent payer pour avoir droit à une nation ? » »[35]. De cette façon donc il se développe face à l’Etat d’Israël, un milieu intellectuel — ou les Juifs sont nombreux — qui par shoaïsme et refus de la raison d’Etat, accepte très mal la situation israélienne et sa domination après 1967.

Or, plus encore, nombre d’intellectuels — au premier rang desquels Wladimir Rabi à l’époque — en viennent à condamner de plus en plus fermement l’Etat d’Israël au fil des ans, non plus seulement en réaction face à la Shoah et à la barbarie qui l’a précédée, mais au nom même de l’idée juive, des valeurs juives et de ce qu’ils nomment l’ « éthique juive » ou l’ « esprit juif ». Un esprit et une éthique portés en valeur suprême qui les amènent à s’opposer au monde juif tel qu’établi, justifiant alors leur qualification par le terme d’alterjuifs[36].

 

 

• Alterjuifs et judéophiles

 

En 1979 dans son livre majeur Un peuple de trop sur la terre ?[37], Wladimir Rabi énonce une série de reproches faits à l’Etat d’Israël et à ses défenseurs, à ses yeux trop aveugles et inconditionnels dans leur soutien. Selon lui, il existe principalement en Israël, un décalage grandissant entre les « traditions historiques d’humanisme, par la pesée de l’environnement et l’absence d’Etat et de raison d’Etat, [et les] nécessités de sécurité pour Israël ». Car au nom de cet idéal éthique, Rabi refuse à peu près tout ce qu’une armée peut être amenée à faire pour assurer sa sécurité dans la situation qui est la sienne : les représailles, les arrestations, les destructions de maisons, les barrages, les fouilles, etc. Ni lui ni d’autres alterjuifs ne nient réellement qu’il s’agisse de raisons de sécurité crédibles, mais ils refusent leur application par principe éthique, contre la Raison d’Etat lorsque cette Raison n’est pas en accord avec cette éthique — « libérale » ou « humaniste » pour les uns, et simplement bien-pensante pour ceux qui dénoncent cet irréalisme. Mais cette appréhension des choses va plus loin. Chez Jean Daniel, chez Wladimir Rabi, chez Vidal-Naquet et dans la philosophie d’Emmanuel Levinas, le Juif est « responsable du mal fait par l’autre », comme le dit ce dernier. Cette approche toutefois ne reste pas que philosophique, elle s’incruste bel et bien dans le domaine politique. En un sens, par la Raison d’Etat, les Juifs ne deviennent rien d’autre qu’une « nation comme les autres ». Or si les autres nations peuvent être condamnées par l’éthique alterjuive — qui n’est rien d’autre qu’une certaine lecture de la tradition juive —, les Juifs, parce que Juifs et parce qu’incarnant tout un univers de tradition éthique, sont par-dessus tout condamnés. L’exigence portée sur les Juifs étant plus élevée, son non-respect supposé provoque une condamnation ô combien plus forte. L’étude des textes révèle de façon claire qu’ « au fond, nous attendons toujours beaucoup plus des Juifs que des autres », selon une phrase de Jean Lacouture[38]. Mais cette approche particulariste — et tout à fait inégalitaire — des Juifs, en faisant une population et un peuple à part (dans un sens éthique et philosophique mais aussi dans un sens politique, c’est important), n’est pas une simple boutade lancée à quelques journalistes et dans quelques revues communautaires juives. Non seulement elle émane en premier lieu d’intellectuels d’origine juive ou juifs, parfois communautaires, mais elle fait aussi partie intégrante du discours d’intellectuels laïcs ou chrétiens. Jean Lacouture en est un exemple, Jean-Marie Domenach en est un autre, mais d’autres encore dans leur jugement, en témoignent. On le constate par exemple au sujet de questions plus précises comme le statut de Jérusalem, où l’on demande aux seuls Juifs de ne pas disposer d’une véritable capitale historique, de ne pas disposer non plus de capitale religieuse d’un point de vue religieux, et d’internationaliser ou d’ « extra-territorialiser » la ville alors même qu’on ne l’avait pas demandé ainsi aux Jordaniens avant 1967. Les critiques les plus contradictoires sont de mise. D’un côté certains milieux chrétiens (parmi les plus simplement hostiles au judaïsme) entendent démontrer que l’humanisme enseigné par les apôtres fut l’apport essentiel du christianisme face à un judaïsme barbare[39], d’un autre côté on attend d’Israël et de lui seul un comportement ô combien évangélique, quitte à ce qu’il perde sa vie, celle de ses habitants, ou au moins quelques centaines ou milliers d’entre eux. Ce qui ne manque pas de créer débat et frictions. D’autant que cette position, loin d’être marginale, se retrouve dans de hauts milieux intellectuels comme ceux des chrétiens dits « progressistes » : celui de la mouvance d’Esprit, voire ceux des groupes Témoignages chrétiens, même si ces derniers sont de toute façon bien plus hostiles à toute souveraineté juive.

Pour autant, d’autres milieux, se démarquant eux aussi comme chrétiens, font preuve au contraire d’un soutien appuyé envers l’Etat d’Israël. Représentés par de grandes figures comme Maurice Clavel, François Mauriac et Jacques Maritain, la vision de ces courants est dans l’ensemble celle du « sionisme de Dieu » décrit par Claude Duvernoy[40]. On retrouve par exemple des argumentaires philosionistes au sein des milieux protestants et autour de la revue Réforme. Si l’on ne peut généraliser évidemment, et s’il conviendrait de mener une monographie sur ces micro-milieux, il reste que cette mouvance est plus sensible, au contraire des alterjuifs et des shoaïstes, à un argument de type « altershoaïste ». C’est-à-dire à une conception selon laquelle la Shoah, bien que constituant un événement tout aussi majeur que pour un esprit shoaïste, est interprétée sous une forme différente. A l’inverse d’un comportement visant à condamner toute action répressive, fut-elle du « bon » côté — c’est-à-dire du côté de la justice —, on est suspicieux en revanche envers toute forme d’attaques virulentes et radicales envers Israël et le monde juif, l’assimilant parfois à une forme d’antisémitisme. Une vision alternative qui, dans sa forme la plus réductrice, met comme le dit Alain Finkielkraut[41], « dans le même sac les belles phrases en porcelaine et les injures en béton, les « Vous autres … » dits sans penser à mal et les « Sale juif ! » cruels ou vulgaires. » Une façon, dit-il encore, de rabattre « chaque offensive sur un modèle unique : Auschwitz ». Donc la Shoah, d’où le terme d’ « altershoaïsme ».

Mais alors que les altershoaïstes sont sans doute moins influencés par la vision marxiste et marxisante du monde, et sont de ce fait considérés comme plus à droite dans l’échiquier politique français, les « shoaïstes » en revanche, sont à la base de la pensée de la gauche du « second vingtième siècle », marquée par l’antifascisme d’une part et l’anticolonialisme occidental d’autre part.

 

• Le poids d’une certaine gauche

 

Dans un ouvrage datant d’octobre 2005, Caroline Fourest[42], journaliste à Charlie Hebdo, décrit les sensibilités de la gauche altermondialiste, bercée entre antifascisme et anticolonialisme occidental. Nous constatons dans les années 60 et 70 déjà, cette même forme de compréhension politique au sein des intellectuels français de gauche. Or cette gauche, qu’on appelle plus généralement tiers-mondiste à l’époque, reste sans aucun doute très majoritaire tout au long des années 1970. Son poids dans l’approche du conflit est tout à fait primordial. Car cette gauche intellectuelle — il ne s’agit pas de la gauche politique — juge uniquement selon ses propres repères idéologiques et humains. L’idée anticoloniale, on l’a vu, y est omniprésente. De même les raisonnements de ces intellectuels se revendiquant haut et fort de gauche, sont bien souvent « franco-centrés », au mieux « occidentalo-centrés ». Jugeant en fonction de leurs critères et de leurs références, les parallèles avec la guerre d’Algérie, dont le souvenir est encore très proche, ne manquent pas. D’un Jean-Paul Sartre qui se doit d’approuver le terrorisme, « seule arme des faibles », comme il l’a fait pour le F.L.N., à Jean Daniel ou Pierre Vidal-Naquet qui y font référence dès qu’il s’agit de répression ou de torture, la guerre d’Algérie, véritable moment tournant de l’ensemble de la gauche française selon une analyse de François Furet, devient le point de comparaison du développement de la gestion des nouveaux territoires israéliens après 1967. Par conséquent, cette ligne interprétative débouche sur une image d’Israël qui se détériore avec le temps. Au fur à mesure que l’opposition de la population arabe se fait sentir, que se développent les implantations — légales ou sauvages —, mais aussi que l’Etat d’Israël, par le biais de ses gouvernements, se nationalise et se « droitise » — l’élection de Menahem Begin en 1977 en étant le parachèvement — sa condamnation par l’intelligentsia française de cette gauche se renforce et se radicalise. Le déchaînement de la presse contre Israël lors de l’opération « Paix en Galilée » en 1982 est de ce point de vue, parfaitement logique. Car cette gauche, parce qu’internationaliste est de ce fait antinationaliste, voire antinationale. Elle est ainsi peu à même d’écouter les revendications patriotiques d’une droite israélienne sur la Judée ou la Samarie et bien souvent aussi sur Jérusalem[43]. Une droite qu’elle condamne à plusieurs niveaux : en vertu d’un internationalisme qui regarde tout patriotisme avec suspicion (en partie en réaction et par réduction de tout nationalisme au nationalisme exclusif et intransigeant d’une partie de l’Europe au XIXe siècle et dans la première partie du XXe siècle) ; en vertu d’un regard laïc bien éloigné des références religieuses de certaines mouvances de droite israéliennes (un élément assez négligé du côté israélien) ; et en vertu d’une croyance dans le socialisme et le dit progressisme de gauche qui pousse certains intellectuels à un manichéisme parfois sectaire qui exclut intrinsèquement hommes et idées dits de droite. En témoignent nombre d’écrits et déclarations qui en appellent à la gauche et à elle seule et aux hommes de gauche et à eux seuls dans la recherche de solutions au conflit, alors même que certaines approches, parce qu’émanant d’esprits jugés de droite, ne sont pas réellement prises en considération. Ce qui constitue une nouvelle fois un déficit intellectuel dû à un préalable ou préjugé idéologique. En effet, on peut s’étonner par exemple des propos tenus par de fervents sionistes comme Albert Memmi, mais qui sont aussi de fervents socialistes, s’exclamant par conséquent que « si le sionisme n’est pas socialiste, alors il perd de son sens, car le sionisme n’est pas seulement la construction d’une nation, il a voulu la normalisation sociale, économique et culturelle du peuple juif »[44]. Et si on peut comprendre qu’une gauche laïque repousse d’instinct toute référence religieuse non strictement rationnelle de la droite israélienne, on comprend moins lorsque celle-ci use elle-même de concepts irrationnels (ceux qu’on a vu plus haut : alterjudaïsme et shoaïsme par exemple qui placent les Juifs à part), ou lorsque elle écarte toute discussion sur des questions d’identité, de peuples et de populations, d’histoire et de patrimoine, ou de redéfinition de territoires touchant aux Juifs. Dans tous les cas, l’Etat d’Israël et la question juive, non seulement ne sont pas traités dans leur pleine complexité — laissant de nombreux éléments de côté —, mais sont aussi très peu abordés sous un regard qui ne prend en compte que le rationnel et la Raison.

L’Etat d’Israël en tant qu’ « Etat pour le peuple juif », en tant qu’Etat sioniste, c’est-à-dire en tant qu’Etat pour les Juifs — perçus comme un peuple avec sa définition propre et ancré dans une histoire, un patrimoine et un territoire précis et revendiqué — est quasi-systématiquement rejeté. Même toléré, reconnu, voire admiré, l’Etat en tant que tel et les revendications qui y sont liées sont perçus comme problématiques. Va pour un Etat d’Israël, mais sous conditions !

 

 

 

III. Quelles solutions pour le conflit : changer l’Etat d’Israël, à l’extérieur comme à l’intérieur

 

 

Au regard du nombre de publications condamnant l’Etat d’Israël, dans son action ou dans ses fondements, du nombre de propos condamnateurs tenus à son égard et de la nature de ceux-ci comme de leurs degrés, il ne fait aucun doute que l’Etat en lui-même est largement discuté, sans comparaison possible avec la plupart des Etats du globe, si ce n’est la totalité d’entre eux. Loin de faire l’objet d’une condamnation totale et systématique de tous néanmoins — même s’il est vrai que nombre d’institutions internationales dans les années 1970 lui sont largement hostiles, à commencer par l’Assemblée générale des Nations Unies[45] — l’Etat d’Israël subit les assauts de ceux qui n’en acceptent pas la forme, en un mot : qui veulent le changer. Ainsi, quand bien même les solutions proposées montrent chaque jour leurs défauts et leurs oublis, il n’empêche que si l’Etat d’Israël veut une véritable reconnaissance des instances et personnalités établies, non seulement politique mais aussi intellectuelle, et non rester l’un des rares Etats — sinon le seul — entièrement remis en cause ; alors il lui incombe de se réformer et de réajuster ses fondements, ses institutions, ses lois, ses références et son territoire. Seul moyen pour lui de se conformer à l’exigence intellectuelle des antisionistes et des a-sionistes à tout niveau, et seul moyen aussi pour lui de ne pas froisser certains sionistes non partisans de la souveraineté israélienne sur les territoires acquis en 1967.

 

 

• D’une fédération arabe à la division en deux Etats

 

N’acceptant aucunement l’édification d’un Etat juif et sioniste au Proche-Orient, certains milieux y préfèrent sans ambiguïté une domination arabe. C’est le cas des milieux marxistes antisionistes proches de l’ultra-gauche. Alain Krivine, par exemple, d’ores et déjà membre du bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire, double candidat à l’élection présidentielle et membre de la Quatrième internationale, énonce clairement dans une interview au Quotidien de Paris, que selon lui « la solution qui s’impose est le démantèlement de l’Etat sioniste et son intégration dans un Moyen-Orient socialiste arabe. »[46] Si Krivine ne précise pas le déroulement d’une « intégration » de l’Etat d’Israël à un environnement arabe hostile, Alain Chambon[47], diplomate au Moyen-Orient et gaulliste de gauche, dans une collaboration à Esprit en 1974, tente d’esquisser un projet plus précis — quoique assez curieux — pour le Moyen-Orient. Projet où la Syrie jouerait un rôle majeur et où les Juifs, qu’on le souhaite ou non, finiraient à terme « bientôt réduits au statut de tributaires et finalement chassés par une vague de fanatisme »[48]. Pour autant, pour l’ensemble de l’intelligentsia a-sioniste, bien qu’hostile à l’Etat d’Israël tel qu’il est, « Israël a le droit d’exister »[49]. Nous avons étudié en partie pourquoi, la question est à présent de savoir comment. Car il est clair qu’Israël, dans son étendue du 10 juin 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours, est quasi-unanimement condamné. Même les intellectuels les plus défenseurs d’Israël dans le conflit qui l’oppose aux Etats et populations arabes avoisinantes ne se déclarent nullement officiellement partisans d’un Etat d’Israël conservant tous ses nouveaux territoires. Tout juste Paul Giniewski et Jacques Givet soulignent-ils les fondements historiques et patriotiques des revendications territoriales sionistes ; tout juste certains auteurs ou certains journaux (l’ouvrage de Jacques Hermone, des articles d’Herbert Le Poirrier dans Le Figaro, de Daniel Mayer — président de la ligue des droits de l’Homme — dans Combat ou encore de Roland Faure dans L’Aurore) mentionnent-ils l’exploitation du conflit et des réfugiés arabes par les Etats arabes ; et tout juste d’autres encore, plus nombreux cette fois, admettent l’impossibilité d’une négociation avec une O.L.P. refusant tout dialogue et tout rapport avec Israël, entièrement nié. Mais la condamnation de la présence israélienne à l’ouest du Jourdain, dans la bande de Gaza et dans le Golan, est sans aucun doute la norme. Aucun courant intellectuel majeur et d’influence, pas même dans la presse juive, ne se réclame des nouveaux mouvements d’implantation. Si la presse communautaire juive, d’Arnold Mandel à André Neher, et certains journaux de droite comme L’Aurore peuvent sembler plus hostiles aux nationalismes arabes et à l’arabisme palestiniste, le débat intellectuel porte plus sur le non fondé ou l’extrémisme prétendus — selon les philosionistes — des positions arabes, que sur la légitimité ou non de la présence juive dans les nouveaux territoires de l’Etat d’Israël. Si la question des territoires fait débat, entre légitimité historique ou religieuse et frontières de sécurité, on ne trouve pas d’approbation ou de revendication totale des nouveaux territoires d’Israël parmi les intellectuels français. Sauf figure mineure sans aucune portée ni influence, si ce n’est dans des micro-milieux très négligeables. Dans l’ensemble l’argumentation liée à ce sujet est beaucoup plus défensive qu’offensive[50]. La présence israélienne est plus souvent condamnée que véritablement débattue. D’autant que la question entremêle des revendications de type religieux et d’autres plus proprement historiques. On a peine par exemple à la lecture de la presse nationale française, à comprendre les revendications et les justifications d’un mouvement comme le Goush Emounim, alors même que celui-ci est vivement critiqué et constamment qualifié d’intégriste. C’est Alain Finkielkraut dans son article publié dans la revue Le débat en 1981[51] seulement, qui permet le mieux de comprendre la logique de poursuite du sionisme d’un tel mouvement en en présentant la pensée.  

En revanche, le débat se fait plus précis sur une localité comme Jérusalem. Réunifiée après la guerre des Six Jours, sa partie Est annexée, trois positions s’affrontent à son sujet. Ceux pour qui Jérusalem doit retourner à la Jordanie ou aux Arabes en général bien que l’accès aux Lieux Saints ait été alors interdit à tout Juif du monde et à tout Israélien, en plus des destructions de synagogues et de différents lieux juifs après l’acquisition de l’est de la ville par les troupes hachémites en 1948. Ceux pour qui Jérusalem et les Lieux Saints doivent être internationalisés, et ceux pour qui sa souveraineté doit revenir à Israël. Ces derniers avançant principalement deux raisons : d’abord parce qu’elle fait partie avant tout du patrimoine et de toute l’histoire juive, ensuite, selon ses défenseurs, parce que sa véritable internationalisation et le libre accès total aux lieux Saints ne s’est jamais réalisé que sous souveraineté israélienne.

Mais quoiqu’il en soit, en ce qui concerne la Judée, la Samarie et la bande de Gaza, les revendications « palestinistes arabistes » connaissent un succès certain. Si bien que les années 1970 constituent déjà sans aucun doute le creuset de l’établissement de l’idée d’une division du territoire entre méditerranée et Jourdain, entre deux Etats : l’un juif, l’autre arabe. Mais non plus sur le simple principe de la division d’un territoire donné (comme ce fut le cas en 1947), mais en fonction du triomphe de l’idéologie arabiste palestiniste. Une idéologie qui connaît ses heures de gloire en tant qu’idée alors même que de nombreux intellectuels restent hostiles à une O.L.P. qui ne reconnaît pas Israël et qui pratique attentats et guérilla. Ainsi c’est sur ce fondement — l’accueil des revendications palestinistes et l’idée d’un seul territoire pour deux peuples, bien connue aujourd’hui — que se déroule tout le débat intellectuel français. Un déplacement intellectuel et sémantique généralisé, bien au-delà de l’intelligentsia et bien au-delà de l’hexagone, qui n’est pas sans effet sur le déroulement des événements ; la création de ‘Shalom arshav’ (‘La paix maintenant’) d’un côté et la reconnaissance d’Israël par l’O.L.P. un peu plus tard de l’autre en faisant partie. En réalité les négociations politiques internationales et la conception commune aux diplomates de la région sont celles forgées dans ces années postérieures à la guerre des Six Jours. Si d’autres conceptions existent, elles furent et restent aujourd’hui encore, sur le plan de la scène internationale, tout à fait mineures et négligées (sans pourtant être pleinement et réellement débattue comme on serait en droit de l’attendre). La volonté de changer Israël, vis-à-vis des ses voisins, reste inspirée de la même volonté internationale de concilier territorialement deux idéologies ou mouvements en confrontation : le sionisme et le palestinisme arabiste.

A ceci s’ajoute un autre débat et une autre volonté de changer Israël, très présente au sein de l’intelligentsia française (mais aussi ailleurs) : celui de le changer de l’intérieur, c’est-à-dire non plus seulement changer sa taille ou sa force, mais aussi son identité.

 

 

 

 

 

• Changer Israël et en finir avec le sionisme

 

Fin mai 1967, six jours avant le déclenchement d’une nouvelle guerre israélo-arabe, Jean Daniel, éditorialiste au Nouvel Observateur écrit dans ce même hebdomadaire que « l’Etat d’Israël est à réformer, et dans son organisation, et dans son orientation. »[52] Or le journaliste n’est pourtant pas le plus hostile au sionisme. Car pour tout un courant intellectuel en effet, s’il faut se faire à l’Etat d’Israël, à cet Etat que les Arabes ne peuvent que « rêver de détruire » selon le mot de Maxime Rodinson[53] — faute de pouvoir le détruire sans catastrophe humaine — alors il conviendrait de réussir à le changer de l’intérieur. En clair de le « désioniser » d’une part — par le biais d’une « déjudaïsation » qui gommerait toute référence à la judéité et à un quelconque « peuple juif » —, puis de le « levantiniser » ou l’ « orientaliser » d’autre part, pour l’intégrer à un environnement arabisé et arabophone, appelé oriental. Or si la seconde proposition pourrait surprendre aujourd’hui l’observateur d’un Etat d’Israël où la population provenant des pays à dominance arabe a numériquement surpassé celle en provenance d’Europe centrale, elle émane en fait principalement de la conception d’Israël comme l’Occident en Orient, et « comme épine occidentale dans un océan arabe ». Ainsi, de fait ce découpage manichéen entre Occident et Orient oriente une partie de la classe intellectuelle vers deux voies. D’une part vers une forme d’anti-occidentalisme — dont l’archétype peut se lire dans les articles de l’historien marxiste britannique Isaac Deutscher[54] — qui rejoint ce qu’a décrit Pascal Bruckner en 1980 dans Le sanglot de l’Homme blanc[55] et qui vis-à-vis d’Israël a pu prendre des formes d’hostilité anti-ashkénaze[56], ou tout simplement antijuive en tant que représentant de l’Occident. D’autre part vers un orientalisme plus favorable envers les « orientaux », Juifs et Arabes, perçus logiquement comme moins occidentaux, donc non coupables ou moins coupables en tout cas. Un orientalisme qui, cumulé à l’anticolonialisme européen et au nouvel antiracisme débouche parfois sur un véritable culte du métissage à prétention universelle, afin de « synthétiser l’universalité des valeurs, la tolérance, l’accueil, le brassage, la bâtardise »[57]. Un culte du métissage et du métissé qui, outre de balayer toute identité culturelle à l’échelle d’un peuple ou d’une région au nom de l’universel, prend de temps à autre des allures de préjugés raciaux, au nom même de l’antiracisme : tel un antiracisme raciste. C’est ainsi qu’une autorité intellectuelle telle que Jean-Marie Domenach s’extasie littéralement, en 1976 lors d’un voyage en Israël, face à l’ « orientalisation » du pays. Le directeur d’Esprit en effet n’hésite pas à écrire : « Rumeurs, odeurs, gesticulations … On croit débarquer au Maghreb, en Orient […] maintenant les Orientaux donnent le ton, gai, bruyant, blagueur, sans débrayé pourtant. »[58] Sous couvert de se réjouir de l’évolution de la population israélienne, non seulement les populations orientales sont, quoiqu’on en dise, traitées sur un ton quelque peu paternaliste, mais la population d’origine européenne est perçue comme illégitime à elle seule en Israël. Israël étant situé dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’Orient, entouré d’Arabes, seuls des Juifs orientaux sauraient faire justifier leur place aux Juifs, les Ashkénazes souffrant de trop d’ « occidentalité ». Et ainsi s’insère la question raciale ou ethnique dans le discours d’intellectuels se proclamant antiracistes.

De surcroît, par-dessus la logique orientaliste qui sépare les populations d’origines européennes et orientales, s’ajoute la division entre une population juive censée être favorisée par un Etat à primauté juive et une population arabe jugée discriminée. La question de la déjudaïsation et désionisation constitue donc la deuxième critique interne fait à l’Etat d’Israël. Accusé d’être un Etat fondé sur une religion et discriminatoire par essence envers sa population non juive, l’intelligentsia française antisioniste et a-sioniste préconise par conséquent soit l’instauration d’un Etat « laïc et multiracial » judéo-arabe, soit l’instauration d’un Israël sans sionisme. Or si la première idée est numériquement peu suivie en raison des contradictions du discours de l’O.L.P. à ce sujet, la deuxième solution, bien que peu précise, emporte en réalité un vif succès. De façon floue mais certaine. Car c’est la définition même du judaïsme et de la judéité qui est en jeu, balancée entre religion, éthique, tradition et idée d’un « peuple juif ». Une contestation qui dépasse largement le cadre des stricts antisionistes, intellectuellement parlant, et le cadre de la France en terme de portée et de réussite. La mouvance intellectuelle post-sioniste en effet en est comme un renouvellement et un dépassement qui connaît, dans une certaine mesure à l’époque et sans conteste aujourd’hui, un fort succès au sein des élites israéliennes elles-mêmes.

 

 

 

En somme, plusieurs complexités se cumulent : les raisons de l’existence de l’Etat d’Israël, la nature de cet Etat et par là même le besoin de définir la judéité (ce que signifie être Juif), le rapport des Juifs et de l’Etat juif aux autres Etats et nations, l’étendue de cet Etat et par là même ses relations avec ses voisins. A ceci s’ajoute les mêmes questions de définition et d’identité à appliquer aux voisins. Or s’il est vrai que l’intelligentsia française est loin d’être la seule dans ce cas — puisque l’Etat d’Israël lui-même ne parvient pas à donner des réponses claires à toutes ces questions —, nous avons montré que le discours répandu par les intellectuels en France, fait preuve en bien des aspects, soit de partialité, soit d’irrationalité et de croyance d’un autre ordre, soit d’un manque d’interrogation et de précision, aussi bien dans son approche que dans les termes et concepts qu’il utilise.

Il serait pourtant possible de dire que la tâche qui incombe aux intellectuels est justement, à mon sens, de creuser ce que sont les choses et ce qu’elles ne sont pas. Il reste donc encore bien des choses à poursuivre au sujet de l’Etat d’Israël, la période suivant notre étude ne laissant guère présager une amélioration notable.

 


[1] Cet article consiste en un condensé d’un mémoire universitaire de deuxième année de Master recherche, soutenu à l’Institut d’études politiques de Paris en juillet 2007 : Misha Uzan, Images d’Israël et compréhension du conflit israélo-arabe par les intellectuels français, 1967-1982, IEP Paris : mémoire de Master 2e année, 2007, sous la direction de Jean-François Sirinelli

[2] Mikaël Guedj, Les intellectuels français et la guerre des Six Jours, IEP Paris : mémoire de DEA, 2001, sous la direction de Jean-François Sirinelli

[3] Précédant d’exactement 40 ans la rédaction de notre mémoire précédemment cité

[4] Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris : Julliard, 1983, pp. 498-526

[5] Raymond Aron, « Les Juifs et l'Etat d'Israël », in Le Figaro littéraire, 24 février 1962, reproduit in Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les juifs, Paris : Plon, 1968, p. 176

[6] Jacques Hermone, La gauche, Israël et les Juifs, Evreux : La table ronde de Combat, 1970

[7] Jacques Givet, La Gauche contre Israël ? Essai sur le néo-antisémitisme, Utrecht : Jean-Jacques Pauvert, avril 1968, 199p.

[8] En France, car la dialectique rodinsonnienne trouve avant elle des équivalents en Israël avec Nathan Weinstock (aujourd’hui revenu sur ses positions antisionistes, voir L’Arche, n°579-580, juillet-août 2006) et en Grande Bretagne avec Isaac Deutscher. Ces trois auteurs offraient d’ailleurs des rapprochements étonnants, tant dans leurs positions que dans leurs parcours et l’histoire de leur famille.

[9] Dans le mémoire précité, nous montrons par moments les failles de son argumentation. Toutefois si son travail est trop imprégné des modes de pensée du matérialisme historique, il faut reconnaître qu’il mériterait à lui seul une étude plus développée.

[10] « Groupe de recherches et d’action pour le règlement du problème palestinien »

[11] A l’image de Pierre Vidal-Naquet qui conteste la qualification d’Israël comme colonialiste, bien qu’il se déclare « antisioniste » dans une lettre adressée à Témoignage chrétien. Cité in Jacques Hermone, … voir note 5

[12] Revue et comité créés à partir des réseaux de Clara et Marek Halter, et de leur idée. Clara Malraux en est la directrice de publication ; Clara et Marek Halter ainsi que Danièle Lochak et Fernand Rohman font partie du comité de rédaction.

[13] Jean François Revel, « Mon choix », in Eléments. Comité de la gauche pour la paix négociée au Moyen-Orient, n°1, décembre 1968

[14] Maxime Rodinson, Israël et le refus arabe. 75 ans d’histoire, Paris : Editions du Seuil, 1968, L’Histoire immédiate, collection dirigée par Jean Lacouture

[15] Paul Giniewski, Le point de vue juif, Bruxelles : Editions de la librairie encyclopédique, 1970

[16] Paul Giniewski, Le sionisme. D’Abraham à Dayan, Bruxelles : Editions de la librairie encyclopédique, 1969

[17] Shmuel Trigano, La nouvelle question juive, L’avenir d’un espoir, Saint Amand : Gallimard, 1979, Collection idées, p.90

[18] Le Monde, 13 janvier 1978

[19] Wladimir Rabi, Un peuple de trop sur la terre ?, Paris : Les presses d’aujourd’hui, 1979 (4e trimestre)

[20] René Rémond, « La question du Proche-Orient », propos recueillis par Victor Malka, in L’Arche, n°200, 26 octobre-25 novembre 1973

[21] Jean Daniel, « Sur une condamnation d’Israël », in Le Nouvel Observateur, 6 janvier 1969

[22] Paul Thibaud, « Des réfugiés aux Palestiniens », in Esprit, Journal à plusieurs voix, novembre 1970

[23] Citons simplement cette simple phrase de Bassam Shakaa, ancien maire de Naplouse, qui en exprime toute la problématique, c’est nous qui soulignons : « Je suis un Palestinien. Je ne quitterai jamais ma terre. Je sacrifierai ma vie pour mon peuple et mon pays. La Palestine est arabe et le restera. » Libération, 11 juillet 1980, « La loi du retour ». On voit ainsi comment la qualification de « palestinienne » n’a de sens que si on la qualifie ensuite de juive, arabe ou autres.

[24] Par facilité intellectuelle et sémantique d’une certaine façon

[25] Jacques Mercier, Parti pris pour Israël, Paris : Robert Laffont, 1970, 172p.

[26] A sa base puisque son article 6 accorde ce qui constituerait une citoyenneté « palestinienne » aux Juifs qui « résidaient habituellement en Palestine jusqu’au début de l’invasion sioniste ». Mais si ceci émane d’une tolérance en terme de citoyenneté ou nationalité, il reste que la nature de la « palestinianité », selon la Charte, est arabe. De la même façon que sont Arabes dans leur constitution et leur fondement d’autres Etats où les Juifs, ultra minoritaires, ont la citoyenneté, mais bien souvent de seconde zone.

[27] Robert Misrahi, La philosophie de l’Etat d’Israël, Paris : Mouton, 1975, p. 310

[28] Bien que le mouvement sioniste herzélien et sa suite aient été assez fortement laïcs, la qualification du sionisme comme mouvement d’essence « ethnico-religieux » est assez courante. Sans doute du fait de la référence à l’histoire des Hébreux et à la Bible comme tradition et valeur fondamentale de l’histoire juive. Il faut y voir la trace d’une compréhension du monde occidental, de l’essence de la philosophie occidentale et de son dualisme. Une conception bien différence de celle de la judéité. En 1979, sous notre période, Shmuel Trigano dans La Nouvelle question juive, y consacre de longs développements. 

[29] Un sentiment si fort qu’on serait tenté de parler aujourd’hui du « règne de la compassion » ? Mais nous sortons ici du cadre de cet article.

[30] Pierre Démeron, Contre Israël, Montreuil : Jean-Jacques Pauvert, 1968, collection Libertés nouvelles dirigée par Jean-François Revel (Jean-françois Revel qui précise son désaccord avec l’argumentaire de l’auteur).

[31] Pierre Vidal-Naquet, Mémoires. 2. Le trouble et la lumière, 1955- 1998, Paris : Editions du Seuil. La Découverte, 1998

[32] Le « a » dans « shoaïsme » ou « shoaïste », ne se prononce pas.

[33] Emmanuel Berl, Nasser tel qu’on le loue, Paris : Gallimard, 1968

[34] Le slogan « CRS-SS » de Mai 68 est à ce titre parfaitement shoaïste.

[35] Marek Halter, Le fou et les rois, Paris : Albin Michel, 1976

[36] « Les alterjuifs », in Controverses. Revue d’idées, n°4, février 2007, Paris : Editions de l’Eclat

[37] Wladimir Rabi, Un peuple de trop sur la terre ?, Paris : Les presses d’aujourd’hui, 1979 (4e trimestre)

[38] Victor Malka interview Jean Lacouture, « Pour la banalité laïque d’Israël », in L’Arche, n°206, mai 1974

[39] On retrouve notamment ces débats dans des textes journalistiques de Paul Giniewski, qu’il a lui-même réunis sous le titre de « front judéo-chrétien » in Paul Giniewski, Le point de vue juif, Bruxelles : Editions de la Librairie encyclopédique, 1970

[40] Claude Duvernoy, Le sionisme de Dieu, Editions S.E.R.G. : Ivry, 1970, 302p.

[41] Alain Finkelkraut, Le Juif imaginaire, Saint Amand : Editions du Seuil, 1983 [1980], collection Points « Anthropologie Sciences humaines »

[42] Caroline Fourest, La tentation obscurantiste, Paris : Grasset, octobre 2005

[43] Il faut noter en revanche qu’elle est plus conciliante envers le et les nationalismes arabes. S’il faudrait tout un développement pour en expliquer les causes, diverses et multiples (anti-occidentalisme, tiers-mondisme, pro-arabisme…), le caractère englobant et internationalisant du nationalisme arabe, au singulier, loin d’être dénoncé comme un expansionnisme et un colonialisme, plut au contraire à une partie de l’intelligentsia marxiste et marxisante pour les raisons que donnent Nathan Weinstock dans son ouvrage de référence : Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Paris : François Maspero, 1969, 622p. On peut lire page 487 : « La révolution arabe, en tant que contestation du découpage territorial légué par l’impérialisme, est un profond mouvement révolutionnaire menant à la révolution socialiste, indépendamment de la nature sociale de ses représentants momentanés. »

[44] Albert Memmi, « Justice et nation » publié sous le titre « Unité et différences », communication au Congrès sioniste de Jérusalem en 1972, publié sous le même titre in Cahiers Bernard Lazare, n°36, juillet-août 1972

[45] Le 10 novembre 1975 en effet, date majeure dans la condamnation du sionisme et d’Israël, la résolution 3379 déclare que « le sionisme est une forme de racisme et une discrimination raciale ».

[46] « Alain Krivine : pour un Etat socialiste arabe », in Quotidien de Paris, 29 mai 1976

[47] C’est un pseudonyme. La direction d’Esprit a bien voulu nous donner quelques renseignements sur sa fonction et ses positions.

[48] Alain Chambon, « Israël en Syrie », in Esprit, n° 437, juillet-août 1974

[49] Une expression courante sur laquelle Paul Giniewski ironise (in Paul Giniewski, L’antisionisme, Bruxelles : Editions de la librairie encyclopédique, 1973) car selon lui elle révèle une impartialité envers Israël, d’une part du fait qu’elle vient toujours précéder une critique radicale de l’Etat d’Israël, d’autre part et surtout du fait même qu’elle n’est employée que pour Israël et qu’elle sonnerait scandaleuse si elle visait un autre pays. Comme il en serait si on disait : « l’Egypte a le droit d’exister, mais il faut qu’elle rouvre le canal de Suez aux navires israéliens », page 23, ou « La France a le droit d’exister, mais il faut qu’elle augmente de 30% le contingent de pamplemousses israéliens l’année prochaine ».

[50] Nous entendons par là qu’elle vise plus à justifier, si justification il y a, la présence juive et israélienne dans les nouveaux territoires (questions de sécurité, revendications historiques, religieuses…), qu’à critiquer et attaquer intellectuellement la présence arabe. D’une façon générale, la défense de la présence juive organisée en Etat au Proche-Orient connaît la même logique. L’Etat d’Israël est contesté et certains cherchent à le défendre et à le justifier, mais en aucun cas inversement on ne trouve de contestation de la présence arabe dans la région. Le débat intellectuel n’aborde jamais cette question.

[51] Alain Finkielkraut, « La déchirure », in Le Débat, n°11, avril 1981, reproduit ensuite in Alain Finkielkraut, La réprobation d'Israël, Paris : Denoël/Gonthier, 1983

[52] Jean Daniel, « Faut-il détruire Israël ? », in Le Nouvel Observateur, 31 mai 1967

[53] Maxime Rodinson, Israël et le refus arabe. 75 ans d’histoire, Paris : Editions du Seuil, 1968, L’Histoire immédiate, collection dirigée par Jean Lacouture

[54] Pour qui la civilisation occidentale tout entière est à l’origine du nazisme. Voir Isaac Deutscher, « Sur la guerre israélo-arabe », in Les Temps Modernes, novembre 1967, n°258, 23e année

[55] Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc, Paris : Seuil, 1983

[56] Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Saint Amand : Editions du Seuil, 1983 [1980] ; collection Points « Anthropologie des sciences humaines », p.172

[57] Jean Daniel, interview avec Victor Malka, « Jean Daniel s’explique », in L’Arche, Les héritiers de Mai 68, n°195, juin 1973

[58] Jean-Marie Domenach, « Israël a besoin des autres », in Esprit, Journal à plusieurs voix, « Retour d’Israël », septembre 1976, n°460

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